Berlin Squats au pied du mur

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il y a 16 ans 10 mois - il y a 16 ans 10 mois #29455 par ChaosmoZ
Grand Angle

Berlin Squats au pied du mur

En plein boum après la réunification, les lieux alternatifs se raréfient sous le coup de la spéculation.

De notre correspondante à Berlin NATHALIE VERSIEUX
QUOTIDIEN : mardi 10 juin 2008

En quelques jours, plus de cent voitures ont brûlé nuitamment à Berlin et plusieurs vitrines ont volé en éclats. Fin mai , il avait déjà fallu 550 policiers pour contenir la colère de manifestants d’extrême gauche rassemblés devant le Köpi, le squat emblématique de l’est de la ville. Leur rassemblement était le point d’orgue d’une semaine d’action organisée par les scènes autonomes et «antifa» (antifascistes) de la capitale pour protester contre l’expulsion des occupants de l’ex-siège des syndicats de RDA. Les punks du Köpi viennent eux-mêmes tout juste d’échapper à l’expulsion. Indissociables de l’image underground de Berlin, les squats «purs et durs» sont une espèce de logement en voie d’extinction. Mais la politique municipale a été de normaliser plutôt que d’éradiquer ces occupations illégales, pratiquées autant à l’est qu’à l’ouest du Mur, du temps où celui-ci coupait encore la ville en deux.

Emissaires albanais

C’est justement après la chute de la RDA que des bandes d’alternatifs ont jeté leur dévolu sur le n°137 de la Köpenicker Strasse, un immeuble début XXe siècle en piètre état. Aux cicatrices de la Seconde Guerre mondiale toujours visibles sur la façade, les squatters du Köpi ont ajouté leurs graffitis. Chaque dimanche, les 70 personnes qui vivent là en autogestion se retrouvent dans l’aquarium, la salle commune, pour une interminable AG à huis clos. Dans un terrain vague attenant s’étale un campement hétéroclite de caravanes et de baraques de fabrication artisanale livrées aux chiens, à la pauvreté, la drogue et l’alcool. Aucun des habitants n’a souhaité nous rencontrer. Malgré le mauvais état du bâtiment et le caractère réputé irascible de ses occupants, un investisseur se manifeste lors de la vente judiciaire des lieux, en mai 2007. Il n’a pas échappé à ce promoteur qu’il s’agit d’un site idyllique au bord de la Spree, en plein cœur de la capitale. Caché derrière une mystérieuse société domiciliée au Kosovo, il arrache l’endroit pour 1,7 million d’euros, la moitié de sa valeur potentielle.

L’acheteur n’a pas froid aux yeux. Il charge des émissaires albanais d’intimider les squatters priés de quitter les lieux avant le 31 mai 2008. «Les méthodes de cet homme étaient incroyables, s’indigne l’avocat des occupants. Il pensait nous faire peur avec le spectre de la mafia albanaise et la menace d’une expulsion.» Moritz Heusinger connaît bien les squats de Berlin. Le jeune avocat, costume rayé et queue de cheval, a négocié la «légalisation» de nombreux squats berlinois. En clair, l’obtention de contrats de location en bonne et due forme. Dès le début des années 90, la municipalité a en effet encouragé les propriétaires à «légaliser» les squats, en prenant en charge 50 % des frais de rénovation des immeubles, en échange de la garantie que les loyers ne dépasseront pas un certain plafond : 1,50 euro le mètre carré à l’époque ; 4,50 euros aujourd’hui (pas si loin du prix de marché qui se balade en moyenne entre 5 et 9 euros le m2).

«Un filet social»

«Au Köpi, nous avons réussi à négocier un bail illimité pour les logements, un loyer presque symbolique de 20 centimes le mètre carré et un contrat de vingt-neuf ans pour les espaces publics que sont les bars, salles de concerts et ateliers, se félicite l’avocat. Il faut dire que le dossier du propriétaire était plutôt mal ficelé et qu’il a commis de nombreuses erreurs.» Exit donc le projet d’appartements de standing. Les habitants ont obtenu de rester, mais devront se charger eux-mêmes de l’entretien des locaux. Pour Me Heusinger, c’est une belle victoire : «Il faut que Berlin conserve ces formes de logement alternatives, car elles ont une importante fonction de filet social pour des gens qui vivraient sinon peut-être à la rue…»

Le Köpi «légalisé», il ne reste plus que deux ou trois véritables squats à Berlin-Est : des immeubles dont les propriétaires d’avant-guerre ou leurs descendants ne se sont pas manifestés depuis la chute du Mur. «La RDA avait une longue tradition du squat, explique Moritz Heusinger. C’est très surprenant de la part d’un régime aussi autoritaire. Du fait de l’énorme pénurie de logements et de l’inefficacité des services publics chargés d’attribuer les logements, les gens avaient pris l’habitude d’occuper les appartements vides, notamment les immeubles anciens en mauvais état. Au bout d’un certain temps, on se rendait auprès des autorités pour déclarer sa nouvelle adresse, et on payait un loyer, toujours symbolique. Il ne s’agissait bien sûr pas d’un mouvement politique.»

Dirk Moldt, 45 ans, se souvient de l’impossibilité de trouver un appartement à Berlin-Est du temps du régime communiste. «Peu avant la chute du Mur, j’étais engagé dans un mouvement de protestation proche de l’Eglise, se souvient cet historien. Nous cherchions, mes amis et moi, un moyen d’habiter ensemble. Nous sommes tombés sur cet immeuble en très mauvais état, au 47 de la Schreiner Strasse. Les balcons étaient tombés depuis longtemps. Il n’y avait pas de douches, et les toilettes étaient sur le palier. De nombreux appartements étant vides, nous nous sommes installés. Les locataires, pour la plupart retraités, sont partis les uns après les autres. A la chute du Mur, nous avons fondé une association pour défendre l’existence de ce qui a été le premier squat des années 90.»

En 1992, la ville compte plus de 100 squats. Berlin-Est est littéralement pris d’assaut par les jeunes de l’Ouest. Juste après la réunification, c’est le flou juridique pour bien des immeubles de l’ex-RDA. Le régime communiste avait aboli la propriété, et il faudra des années à la justice pour traiter les milliers de demandes de restitutions de biens qui lui parviennent. Notamment lorsqu’un immeuble, comme le 47 de la Schreiner Strasse, a été «aryanisé» dans les années 30 c’est-à-dire confisqué à son propriétaire juif du temps du nazisme.

Légalisé en 2003, retapé, l’ex-squat de la Schreiner Strasse présente aujourd’hui un tout autre visage que le sinistre Köpi. Au quatrième étage, Nicki achève de dîner avec Barbara, sa colocataire. Ce soir, c’est l’ami de Barbara qui débarrasse et range la cuisine. Les deux enfants de Nicki et le fils de Barbara filent à la salle de bains pour le rituel du soir pyjama et brosse à dents. Sur la terrasse de l’immeuble, quelques fauteuils en cuir, des plantes aromatiques, une piscine pour les enfants, un bar improvisé. Des locataires sont montés boire une bière. Nicki,la quarantaine, mère seule, kinésithérapeute et batteur dans un groupe, aime la convivialité de ce lieu «alternatif» dont presque tous les locataires vivent en colocation. «C’est un peu comme la vie de village, explique-t-elle. Tout le monde se connaît. Mais chacun peut se retirer s’il le veut. Avec Barbara, on a chacune notre réfrigérateur, chacune fait ses courses, élève ses enfants comme elle l’entend. Mais on s’aide, et quand cela se présente, on mange tous ensemble.»

Au troisième, aucun nom sur la porte. La clé est sur la serrure : visiblement, chacun est ici le bienvenu. Deux étages plus bas, Dirk Moldt rentre de week-end. Il partage un quatre-pièces avec une amie. Cuisine, salle de bains et boîte aux lettres communes. Sinon, c’est chacun chez soi. Les murs de Dirk sont tapissés de livres. L’ancien squatter paie comme les autres sa part de loyer : 750 euros, chauffage compris, pour les 120 mètres carrés qu’il partage. «C’est très bon marché pour le quartier», soulignent Nicki et Dirk. Mais ni l’un ni l’autre n’ont choisi l’endroit pour le seul montant du loyer.

Bric-à-brac gratuit


Comme eux, des milliers de personnes vivent à Berlin dans un logement de type alternatif, plus ou moins communautaire, plus ou moins politisé entre les deux extrêmes que sont les bobos de la Schreiner Strasse et les rebelles anticapitalistes du Köpi, dont les activités sont surveillées par les services de renseignements. Certains immeubles sont réservés aux femmes, aux hommes ou aux artistes, d’autres fonctionnent au tout écolo-bio. Le point commun à tous ces «projets de logements», comme on appelle en Allemagne les anciens squats, est d’offrir des espaces communautaires : cuisine populaire où chacun peut venir manger un repas chaud pour 2 euros, bibliothèque, café, salle de réunions, d’expos ou de concerts, hébergement de manifestants venus d’Allemagne lors des rassemblements politiques. «Fermer ces espaces, estime Moritz Heusinger, n’aurait que des conséquences négatives.»

Au rez-de-chaussée du 183 de la Brunenstrasse, l’un des derniers squats non légalisés de Berlin, se trouve le Umsonstladen, «le Magasin pour rien». Tenu par des bénévoles, ce bric-à-brac ne propose que des objets gratuits, déposés là par ceux qui n’en ont plus besoin. Des livres, un évier, des patins à roulettes, des vêtements, de la vaisselle, quelques meubles. «Beaucoup de gens nous apportent ce qu’ils ne veulent pas emporter lorsqu’ils déménagent, explique le bénévole de service. Ceux qui en ont besoin se servent. Il peut y avoir des abus, des gens qui se servent pour revendre. Mais la plupart sont vraiment dans le besoin.»

Combien de temps les derniers vrais squats résisteront-ils encore à la pression immobilière ? Tout dépendra de l’évolution des loyers, encore très inférieurs à ceux des autres capitales européennes. Et de la structure locative des anciens squats. L’essentiel, souligne l’avocat Moritz Heusinger, est que les locataires puissent se choisir entre eux, comme à la Schreinerstrasse. «Dès que le propriétaire peut lui-même choisir les locataires, c’est le début de la fin du projet de logement.»


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Dernière édition: il y a 16 ans 10 mois par ChaosmoZ.

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